14
LA RAISON ET LA CHAIR
Je dois le reconnaître, il conduisait bien quand il gardait une allure raisonnable. Comme tant d’autres choses, cela semblait ne lui coûter aucun effort. Il avait beau à peine prêter attention à la route, il ne déviait jamais de sa trajectoire. Une main sur le volant, l’autre dans la mienne, il fixait tantôt le soleil couchant, tantôt mon visage, mes cheveux qui volaient par la fenêtre ouverte, nos doigts entremêlés.
Il avait mis une station de radio qui passait de vieux tubes et fredonnait à l’unisson une chanson que je n’avais jamais entendue. Il en connaissait chaque phrase.
— Tu aimes la musique des années cinquante ?
— Elle était très bonne, à l’époque. Bien meilleure que celle des deux décennies qui ont suivi. Pouah ! Au moins, c’est redevenu supportable à partir des années quatre-vingt.
— M’avoueras-tu jamais ton âge ? poursuivis-je, un peu hésitante, car je ne tenais pas à gâcher son entrain.
— C’est tellement important ? rigola-t-il, à mon grand soulagement.
— Non, mais je ne peux m’empêcher de m’interroger... Rien de tel qu’un mystère non résolu pour me donner des insomnies.
Il se perdit dans la contemplation du crépuscule pendant de longues minutes.
— Fais-moi un peu confiance, finis-je par murmurer.
Il soupira, puis plongea ses yeux dans les miens comme s’il avait oublié qu’il conduisait. Ce qu’il y vit l’encouragea sans doute parce que, après s’être retourné vers le soleil couchant dont la lumière parait sa peau d’étincelles couleur rubis, il m’avoua qu’il était né à Chicago en 1901. Il vérifia d’un coup d’œil comment je réagissais, et je pris soin de rester impassible, attendant patiemment la suite.
— Carlisle m’a trouvé au fond d’un hôpital à l’été 1918, continua-t-il avec une petite moue. J’avais dix-sept ans et j’étais en train de mourir de la grippe espagnole. (J’inspirai profondément.) Je n’en garde pas un souvenir très net. C’était il y a longtemps, et notre mémoire humaine s’estompe... En revanche, je me rappelle bien ce que j’ai éprouvé quand Carlisle m’a sauvé. Ce n’est pas une étape facile qu’on oublie.
— Et tes parents ?
— La maladie les avait déjà emportés. Je n’avais personne. C’est pourquoi il m’a choisi, d’ailleurs. Dans le chaos de l’épidémie, qui s’apercevrait que j’avais disparu ?
— Comment t’a-t-il... sauvé ?
Il ne répondit pas tout de suite, comme s’il réfléchissait aux mots justes.
— Ça n’a pas été simple. Rares sont ceux dotés de la retenue nécessaire. Mais Carlisle a toujours été le plus humain, le plus compatissant de nous tous... À mon avis, il n’a pas d’équivalent dans l’Histoire. Pour moi, ça a juste été très, très douloureux.
Rien qu’au pli de ses lèvres, je devinai qu’il n’en dirait pas plus sur ce sujet, et je réprimai ma curiosité, bien qu’elle fût loin d’être assouvie. Mais j’avais besoin de méditer très soigneusement ce problème particulier dont je commençais juste à entrevoir certains aspects. À coup sûr, avec sa vivacité, lui avait déjà médité tous les détails qui m’avaient jusqu’à présent échappé. Sa voix douce interrompit mes pensées.
— Il a agi par solitude. C’est en général la raison qui préside à cette décision. J’ai été le premier membre de sa famille, même s’il a trouvé Esmé peu après. Elle était tombée d’une falaise. Ils l’ont transportée aussitôt à la morgue de l’hôpital, bien que, par miracle, son cœur battît encore.
— Il faut donc être à l’agonie pour devenir un...
Nous n’avions jamais prononcé le mot, et je ne pus m’y résoudre à cet instant.
— Pas forcément. C’est juste Carlisle. Il n’imposerait jamais ce choix à qui aurait une autre solution.
Son respect était immense lorsqu’il parlait de son père.
— Il dit cependant que c’est plus facile quand le sang est faible, ajouta-t-il.
Il se concentrait sur la route maintenant que l’obscurité était tombée, et je sentis que le sujet était clos.
— Et Emmett et Rosalie ?
— Rosalie a été la troisième. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris qu’il avait espéré qu’elle serait pour moi ce qu’Esmé était pour lui. (Il leva les yeux au ciel.) Mais je ne l’ai jamais considérée que comme une sœur. Deux ans après, elle a ramené Emmett. Elle chassait – nous habitions les Appalaches, à l’époque – et elle est tombée sur un ours qui s’apprêtait à l’achever. Elle l’a porté sur plus de cent cinquante kilomètres pour le confier à Carlisle, parce qu’elle avait peur de ne pas y arriver elle-même. Je commence aujourd’hui seulement à me rendre compte combien ce voyage a dû être éprouvant pour elle.
Me jetant un coup d’œil incisif, il leva nos mains croisées et effleura ma joue de ses doigts.
— Et pourtant, soulignai-je en me détournant de l’insupportable splendeur de ses iris, elle l’a accompli.
— Oui, chuchota-t-il. Quelque chose chez Emmett lui en a donné la force. Ils sont ensemble depuis. Quelquefois, ils vont vivre ailleurs, en couple. Sauf que plus nous prétendons être jeunes, plus il nous est aisé de nous fondre dans un environnement. Forks nous ayant semblé idéal, nous nous sommes tous inscrits au lycée. (Il rit.) J’imagine que, d’ici quelques années, nous serons bons pour célébrer une nouvelle fois leur mariage.
— Alice et Jasper ?
— Tous deux sont des créatures extrêmement rares. Ils ont développé leur conscience – comme nous l’appelons – seuls, sans avoir été guidés par quiconque. Jasper appartenait à une autre... famille, très différente. Dépressif, il en est parti. C’est Alice qui l’a trouvé. Comme moi, elle possède certains dons qui dépassent ceux dont notre espèce est normalement dotée.
— Ah bon ? Je croyais que tu étais le seul à pouvoir lire dans les pensées des gens ?
— Alice a d’autres talents. Elle voit. Ce qui risque d’arriver, ce qui va arriver. Mais c’est très subjectif. Le futur n’est pas gravé dans le marbre. Les événements sont susceptibles d’évoluer au dernier moment.
Sa mâchoire se crispa, et ses prunelles se posèrent brièvement sur moi, si vite que je me demandai si j’avais rêvé.
— Quel genre de choses voit-elle ?
— Jasper, par exemple. Elle a su qu’il la cherchait avant même qu’il ne s’en doute lui-même. Elle a aussi vu Carlisle et notre famille. Alors, ils nous ont rejoints tous les deux. Elle est particulièrement sensible aux non-humains. Ainsi, elle sait toujours quand d’autres individus de notre espèce approchent. Et s’ils représentent une menace.
— Et... vous êtes nombreux ? balbutiai-je, ébahie.
Combien étaient-ils à évoluer parmi nous incognito ?
— Non, pas tant que ça. La majorité ne parvient pas à se stabiliser. Seuls ceux qui, comme nous, ont renoncé à chasser les humains sont capables de vivre avec eux pendant un certain temps. Nous ne connaissons qu’un seul autre groupe comme le nôtre, dans un petit village de l’Alaska. Nous avons vécu ensemble pendant quelque temps, mais nous étions si nombreux que nous avons fini par éveiller les soupçons.
— Et ceux qui... sont différents de vous ?
— Des nomades pour la plupart. Nous avons tous connu ça, à un moment ou à un autre de notre existence. Comme tout, c’est une vie dont on finit par se lasser. Il arrive que nous en croisions, parce que, en général, les nôtres préfèrent le Nord.
— Pourquoi ?
Nous étions garés devant chez moi, à présent, et Edward avait arrêté le moteur. La soirée était noire et tranquille, sans lune. La lumière du perron était éteinte – Charlie n’était pas encore rentré.
— Tu n’as donc rien remarqué, cet après-midi ? Tu crois que je pourrais arpenter des rues ensoleillées sans provoquer d’accidents ? Si nous avons choisi de nous établir dans la péninsule d’Olympic, un des endroits les plus humides du monde, il y a une bonne raison. Il est tellement agréable de sortir en plein jour. Tu n’imagines pas à quel point on se lasse de la nuit, à cent ans et quelques.
— C’est de là que sont nées les légendes ?
— Sans doute.
— Et Alice, elle vient d’une autre famille, comme Jasper ?
— Non. Ce qui représente un vrai mystère, d’ailleurs. Elle n’a aucun souvenir de sa vie d’avant. Elle ne sait pas non plus qui l’a créée. Elle s’est réveillée seule. Celui qui l’avait façonnée avait disparu, et aucun d’entre nous ne comprend ni pourquoi ni comment. Si elle n’avait pas eu son don, si elle n’avait pas vu Jasper et Carlisle, elle serait probablement devenue une vraie sauvageonne.
Tout ça faisait beaucoup d’informations à digérer, et j’avais encore tant de questions. À mon grand embarras, mon estomac gronda. J’étais si fascinée que je ne m’étais pas aperçue que je mourais de faim.
— Je t’empêche d’aller dîner, s’excusa Edward.
— Ne t’inquiète pas pour moi.
— C’est la première fois que je passe autant de temps en compagnie de quelqu’un qui a besoin de se nourrir. J’avais oublié.
— Je n’ai pas envie que tu partes.
Voilà qui était plus facile à dire dans la pénombre. Même si ma voix me trahit sûrement, comme elle trahissait à quel point j’étais désespérément éprise de lui.
— Tu m’inviterais à entrer ?
— Ça te plairait ?
J’avais du mal à envisager cette créature divine assise sur une des pauvres chaises de mon père.
— Oui, si ça ne pose pas de problème.
J’entendis sa portière se refermer en douceur et, presque simultanément, il fut de mon côté, ouvrant galamment la mienne.
— Voilà qui est très humain, le complimentai-je.
— C’est en train de revenir, aucun doute.
Il m’accompagna jusqu’au perron, tellement silencieux que je ne pus m’empêcher de vérifier s’il était là. Dans l’obscurité, il paraissait bien plus normal. Toujours aussi pâle et divinement beau, mais sans que sa peau ne scintillât de manière fantastique. Il atteignit la porte avant moi et l’ouvrit. Interloquée, je m’arrêtai net.
— Le verrou n’était pas tiré ?
— Si. J’ai utilisé la clé cachée sous l’avant-toit.
J’entrai, allumai la lampe du porche et me tournai vers lui, soupçonneuse. J’étais certaine de n’avoir jamais mentionné devant lui cette clé de réserve.
— J’avais envie d’en apprendre plus sur toi, se justifia-t-il.
— Tu m’as espionnée ?
Je ne réussis pas cependant à insuffler à mon ton la colère nécessaire. En vérité, j’étais flattée.
— À quoi occuper mes nuits, sinon ?
L’insolent ! Laissant tomber pour le moment, je gagnai la cuisine. Il m’y précéda en vieil habitué et s’assit sur la chaise même où j’avais essayé de l’imaginer. J’eus du mal à ne pas béer d’hébétude. Aussi, je me concentrai sur la préparation de mon repas – une part des lasagnes de la veille que je réchauffai au micro-ondes. La cuisine ne tarda pas à embaumer la tomate et l’origan. Sans quitter des yeux l’assiette qui tournait dans le four, je décida d’en avoir le cœur net.
— C’est arrivé souvent ?
— Pardon ?
Visiblement, je l’avais tiré de ses réflexions.
— Combien de fois es-tu venu ici ? répétai-je en évitant toujours de le regarder.
— Je te rends visite presque toutes les nuits.
— Pourquoi ? m’exclamai-je en virevoltant sur place.
— Tu es très intéressante quand tu dors. Tu parles.
— Nom d’un chien !
Je rougis jusqu’à la racine des cheveux et m’agrippai au comptoir. Je savais que je marmonnais dans mon sommeil, bien sûr ; ma mère m’avait suffisamment embêtée avec ça. Mais je n’avais pas songé à m’inquiéter de cette particularité.
— Tu es très en colère ? me demanda-t-il, aussitôt ennuyé.
— Ça dépend !
— De quoi ?
— De ce que tu as entendu, tiens !
Immédiatement, sans bruit, il fut à mon côté et s’empara de mes mains avec douceur.
— Ne t’en fais pas, susurra-t-il en abaissant la tête pour plonger ses yeux dans les miens. (Embarrassée, je me détournai.) Ta mère te manque, tu t’inquiètes à son sujet. Et le bruit de la pluie t’énerve. Au début, tu parlais souvent de chez toi, là-bas, c’est moins le cas, à présent. Une fois, tu as dit : « C’est trop vert ! »
Il sourit, désamorçant mon sentiment d’humiliation.
— Quoi d’autre ? insistai-je.
— Tu as prononcé mon prénom, admit-il, conscient de la réponse que je guettais.
— Beaucoup ? soupirai-je, vaincue.
— C’est combien pour toi, beaucoup ?
— Oh, non !
Je baissai la tête. D’un geste naturel, il m’attira tendrement contre lui.
— Ne sois pas gênée, me souffla-t-il à l’oreille. Si je savais rêver, je ne rêverais que de toi. Et je n’en aurais pas honte.
Soudain, des pneus chuintèrent dans l’allée tandis que des phares illuminaient les fenêtres. Je me raidis.
— Est-il nécessaire que ton père sache que je suis là ? s’enquit Edward.
— Je n’en suis pas certaine...
— Une autre fois, alors...
Et je me retrouvai seule.
— Edward ! chuchotai-je.
J’entendis un petit rire fantomatique, puis plus rien. La clé de Charlie tourna dans la serrure.
— Bella ? appela-t-il.
Ce genre d’habitude m’agaçait – qui d’autre pouvait être à la maison ? Mais maintenant, ce réflexe ne me paraissait plus aussi dingue.
— Je suis ici.
Pourvu qu’il ne remarque pas mes accents quelque peu hystériques. J’attrapai mon dîner et m’assis à table juste au moment où il apparaissait. Ses pas lourds résonnaient fort, après le furtif Edward.
— Tu peux me préparer la même chose, s’il te plaît ? Je suis épuisé.
S’appuyant sur le dossier de la chaise d’Edward, il retira ses bottes avec ses pieds. Je m’occupai de son repas tout en avalant le mien – je me brûlai la langue d’ailleurs. J’emplis deux verres de lait pendant que les lasagnes réchauffaient et engloutis le mien pour apaiser le feu de ma bouche. Quand je le reposai, je m’aperçus que ma main tremblait. Charlie s’installa – le contraste entre lui et le précédent occupant du siège était comique. Il me remercia pour l’assiette placée devant lui.
— Bonne journée ? lui demandai-je précipitamment.
Je mourais d’envie de me réfugier dans ma chambre.
— Très. Ça mordait bien... Et toi ? Tu as réussi à faire tout ce que tu voulais ?
— Non. Il faisait trop beau pour rester enfermée.
— Oui, c’était une journée exceptionnelle.
C’était peu dire, pensai-je. Je terminai mon repas en deux bouchées.
— Tu es pressée ?
Ses capacités d’observation me déstabilisèrent.
— Oui, je suis fatiguée. J’ai l’intention de me coucher tôt.
— Tu as l’air tendue.
Pourquoi, pourquoi donc fallait-il qu’il se montre aussi attentif justement ce soir-là ?
— Vraiment ?
Un peu mince, comme réponse. Je lavai rapidement ma vaisselle et la mit à égoutter sur un torchon.
— On est samedi soir, s’aventura mon père.
Je l’ignorai.
— Pas de plan pour la soirée ? persista-t-il.
— Non, papa. J’ai juste envie de dormir.
— Les garçons du coin ne sont pas ton genre, hein ? essaya-t-il de plaisanter, bien que son ton fût suspicieux.
— Je n’en ai pas encore repéré un seul.
— Et ce Mike Newton ? Tu disais qu’il était sympa.
— Ce n’est qu’un ami, papa.
— De toute façon, tu vaux mieux qu’eux tous réunis. Tu auras tout le temps d’en chercher un à la fac.
Le rêve de tout père, que sa fille ait quitté la maison avant que ses hormones ne se mettent à la travailler.
— C’est ça, lançai-je en me dirigeant vers l’escalier.
— Bonne nuit, chérie.
À n’en pas douter, il allait tendre l’oreille toute la soirée, histoire de vérifier que je ne faisais pas le mur.
— À demain.
Ou plus tôt, des fois qu’il lui vienne à l’idée de s’assurer au beau milieu de la nuit que j’étais dans mon lit.
Je montai pesamment les marches afin de le convaincre que j’étais épuisée et fermai ma porte suffisamment fort pour qu’il l’entende avant de foncer sur la pointe des pieds jusqu’à ma fenêtre. Je l’ouvris en grand et me penchai dehors, scrutant l’obscurité et le couvert impénétrable des arbres.
— Edward ? chuchotai-je en ayant l’impression d’être complètement idiote.
Un rire étouffé me parvint dans mon dos. Je me retournai d’un bond en portant un poing sur ma bouche pour retenir un cri de terreur. Radieux, il était allongé en travers de mon lit, mains derrière la tête, pieds dans le vide – la décontraction incarnée. Le cœur battant, je me laissai glisser sur le sol.
— Désolé, s’excusa-t-il en essayant de cacher son amusement.
— Donne-moi une minute, le temps que mon cœur reparte.
Il s’assit, lentement pour ne pas m’affoler une deuxième fois, puis se pencha, tendit ses longs bras et me releva en m’attrapant sous les aisselles, comme avec un enfant qui apprend à marcher. Il m’aida à m’asseoir près de lui.
— Là, murmura-t-il en posant une main froide sur la mienne. Comment va ton cœur ?
Son rire silencieux secoua le lit. Nous restâmes un moment sans rien dire, tous deux à l’écoute de mon pouls qui se calmait. L’idée qu’un garçon hantait ma chambre alors que mon père était à la maison me traversa l’esprit – je la chassai immédiatement.
— M’accorderais-tu quelques instants d’humanité ?
— Mais certainement, assura-t-il avec un grand geste du bras.
— N’en profite pas pour filer !
— À vos ordres, Madame.
Sur quoi, il prétendit devenir statue. Sautant sur mes pieds, je récupérai mon pyjama (par terre) et ma trousse de toilette (sur le bureau). Sans allumer, je me glissai sur le palier en prenant soin de fermer la porte derrière moi. Je me brossai férocement les dents, tâchant d’être à la fois appliquée et rapide. En revanche, je m’attardai sous la douche, désireuse de profiter au maximum des bienfaits de l’eau chaude. Peu à peu, les muscles de mon dos se détendirent, et ma respiration se calma. L’odeur familière de mon shampooing me donna le sentiment que je pouvais être la même que ce matin-là. Je m’interdis de penser à Edward assis dans ma chambre, parce que ça m’aurait obligée à reprendre à zéro mes exercices de relaxation. Lorsque vint le moment où je dus me résigner à sortir, je coupai l’eau et me séchai prestement, reprise par un sentiment d’urgence. J’enfilai mon T-shirt troué et mon pantalon de survêtement gris. Trop tard pour regretter de ne pas avoir emporté le pyjama en soie offert par ma mère deux ans plus tôt. Il se trouvait quelque part dans un tiroir à Phœnix, avec ses étiquettes.
Je démêlai mes cheveux en vitesse, jetai le drap de bain dans le panier à linge sale, ma brosse à dents et mon dentifrice dans ma trousse de toilette, et me précipitai au rez-de-chaussée pour que Charlie voie bien que j’étais prête à me coucher.
— Bonne nuit, papa.
— Bonne nuit, Bella.
Il parut surpris par mon apparition. Si ça lui évitait de venir m’espionner dans la nuit, tant mieux. Je grimpai les marches deux à deux sans faire de bruit et m’engouffrai dans ma chambre. Edward n’avait pas bougé, Adonis perché sur ma housse de couette délavée. Je souris, et ses lèvres tressaillirent, la statue reprenant vie. Il me jaugea, et ni le vieux T-shirt ni ma coiffure sommaire ne lui échappèrent.
— Très joli, commenta-t-il.
Je lui adressai une grimace.
— Non, vraiment, ça te va très bien.
— Merci.
Je retournai m’asseoir en tailleur à côté de lui, yeux baissés sur les dessins du plancher.
— Pourquoi ce manège ? me demanda Edward.
— Je soupçonne Charlie de croire que je vais m’éclipser en douce.
— Oh. Pourquoi ?
Comme s’il ne devinait pas ce qui traversait l’esprit de mon père mieux que moi.
— Apparemment, il m’a trouvée un peu surexcitée.
Il prit mon menton dans sa paume, me dévisagea.
— En fait, tu es toute rose.
Il approcha son visage du mien, colla sa joue fraîche contre ma peau. Je restai parfaitement immobile.
— Mmmm, soupira-t-il d’aise.
Il m’était très ardu de penser à une question cohérente quand il me touchait, et il me fallut une bonne minute de concentration pour entamer la conversation.
— Ça semble... beaucoup plus facile pour toi, maintenant, d’être en ma compagnie.
— C’est l’impression que je te donne ? murmura-t-il, son nez glissant le long de ma mâchoire.
Sa main, aussi légère qu’un papillon, écarta une mèche mouillée pour permettre à ses lèvres d’effleurer le creux de mon oreille.
— Beaucoup, beaucoup plus facile, précisai-je, haletante.
— Mmm...
— Je me demandais...
Mais ses doigts qui chatouillaient ma clavicule me firent perdre le fil, et je m’interrompis.
— Oui, souffla-t-il.
— Comment... ça se fait... à ton avis ?
J’avais balbutié, ce qui m’embarrassa. Je sentis son haleine caresser mon cou tandis qu’il riait.
— On appelle ça la victoire de la raison sur la chair.
Soudain, je reculai. Il se figea. Nous nous contemplâmes prudemment un moment, puis, il se détendit et l’étonnement se dessina sur ses traits.
— Aurais-je mal agi ?
— Non... au contraire. Tu me rends folle.
Il médita cet aveu. Il avait l’air ravi, lorsqu’il reprit la parole.
— Vraiment ?
Un sourire triomphant illumina son visage.
— Tu veux aussi que je t’applaudisse ? persiflai-je.
Il s’esclaffa.
— Je suis agréablement surpris, c’est tout, se justifia-t-il. En cent et quelques années, je n’aurais jamais imaginé quelque chose comme ça... rencontrer une personne avec laquelle j’aurais envie de me comporter... différemment d’avec mes frères et sœurs. Et découvrir, même si tout cela est encore nouveau pour moi, que je ne suis pas si nul... avec toi...
— Tu excelles dans tous les domaines.
Il l’admit avec un haussement d’épaules, et nous rîmes sans bruit.
— Comment ça peut déjà être aussi aisé ? persistai-je. Cet après-midi...
— Ça ne l’est pas. C’est juste que, tout à l’heure, j’étais... indécis. Désolé, je suis impardonnable de m’être comporté ainsi.
— Pardonné.
— Merci. Vois-tu, je n’étais pas sûr d’être assez fort. Et tant que subsistait la possibilité que je sois... dépassé, je suis resté... sur mes gardes. Jusqu’à ce que j’aie décidé que j’en étais capable, qu’il était impossible que... que jamais je ne...
C’était la première fois que je le voyais avoir autant de mal avec les mots. C’était tellement... humain.
— Donc, conclus-je, il n’y a plus de risque ?
— La victoire de la raison sur la chair, répéta-t-il en souriant, ses dents luisant même dans le noir.
— Dis donc, c’était drôlement facile.
Rejetant la tête en arrière, il éclata d’un rire silencieux mais plein d’exubérance.
— Parle pour toi ! rectifia-t-il en effleurant mon nez du bout des doigts avant de reprendre soudain son sérieux. Je fais des efforts. Si ça devait devenir... trop dur, je suis presque sûr que j’arriverais à partir.
Je fronçai les sourcils. Je ne voulais plus l’entendre évoquer ce sujet.
— Et demain ne sera pas aussi aisé, continua-t-il. J’ai respiré ton odeur toute la journée, et j’y suis devenu moins sensible. Que je m’éloigne de toi pendant un moment, et je devrais recommencer. Mais pas à zéro, me semble-t-il.
— Alors, ne t’éloigne pas, répondis-je, incapable de dissimuler mon désir.
— D’accord ! plaisanta-t-il. Qu’on amène les fers, je serai ton prisonnier.
Ce furent ses mains pourtant qui se fermèrent comme des menottes autour de mes poignets, tandis que son doux rire musical résonnait une fois encore. Il avait plus ri ce soir que durant tous les moments réunis que j’avais passés avec lui.
— Tu as l’air plus... optimiste que d’habitude.
— N’est-il pas censé en être ainsi ? Le bonheur des premières amours et tout le toutim. Incroyable, n’est-ce pas, cette différence entre lire quelque chose, le voir en peinture et l’expérimenter ?
— Très. Le vivre est plus puissant que je ne l’aurais imaginé.
— La jalousie, par exemple. (Les mots lui venaient librement, à présent, et je devais me concentrer pour n’en laisser échapper aucun.) J’ai lu des dizaines de milliers de pages là-dessus, j’ai vu des acteurs la jouer dans des milliers de pièces et de films. Je croyais l’avoir plutôt bien comprise. Pourtant, elle m’a déstabilisé. (Il grimaça.) Te souviens-tu du jour où Mike t’a invitée au bal ?
Je hochai la tête, bien que je me le rappelasse pour une autre raison.
— Celui où tu as recommencé à m’adresser la parole.
— J’ai été déconcerté par l’élan de colère, de furie presque, que j’ai ressenti et, d’abord, je ne l’ai pas identifié pour ce que c’était. J’ai été encore plus exaspéré que d’ordinaire de ne pas savoir ce que tu pensais ni pourquoi tu l’éconduisais. Était-ce pour préserver ton amitié avec Jessica ? Ou parce qu’il y avait quelqu’un d’autre ? Je savais que, dans un cas comme dans l’autre, je n’avais aucun droit de m’en inquiéter, et j’ai vraiment essayé de rester indifférent. Puis il y a eu l’embouteillage.
Dans l’obscurité, je lui lançai un coup d’œil peu amène, guère amusée.
— J’ai attendu, anxieux plus que de raison, d’entendre ce que tu allais leur dire, de voir tes réactions. J’admets que j’ai été très soulagé en constatant ton agacement. Pourtant, ça ne suffisait pas. Alors, cette nuit-là, pour la première fois, je suis venu ici. Pendant que tu dormais, je me suis débattu pour résoudre le conflit entre ce que je savais être bien, moral, et ce que je voulais. J’avais conscience que si je continuais à t’ignorer ou que si je m’en allais pour quelques années, jusqu’à ce que toi, tu sois partie, tu finirais par dire oui à Mike ou à un type comme lui. Ça me rendait malade. Et c’est là (sa voix s’adoucit) que, dans ton sommeil, tu as prononcé mon nom. Si clairement d’abord que j’ai cru t’avoir réveillée. Mais tu t’es retournée dans ton lit, tu l’as marmonné une deuxième fois, puis tu as soupiré. Dans un premier temps, j’en ai été ébranlé, ahuri. Puis j’ai compris que je ne pouvais te fuir plus longtemps.
Il se tut un instant, écoutant sans doute les battements, soudain irréguliers, de mon cœur.
— La jalousie, reprit-il, est une chose étrange. Bien plus puissante que je ne le pensais. Et tellement irrationnelle ! Tiens, à l’instant, quand Charlie t’a questionnée sur l’exécrable Mike Newton...
— J’aurais dû me douter que tu nous espionnerais, grognai-je.
— Comment voulais-tu qu’il en aille autrement !
— Pourtant, ça te rend jaloux.
— C’est si nouveau. Tu es en train de réveiller l’humain qui est en moi, et tout paraît plus violent parce que neuf.
— Franchement, me moquai-je, que devrais-je dire, moi, après avoir entendu que Rosalie, la beauté incarnée, t’était destinée ? Emmett ou pas, comment suis-je censée rivaliser avec elle ?
— Il n’y a pas de rivalité qui tienne.
Il m’attira contre son torse, refermant mes mains autour de son dos. Je restai aussi immobile que possible, respirant même avec précaution.
— Je sais, marmonnai-je dans sa peau glacée. C’est bien ça le problème.
— Rosalie est belle, certes, mais même si elle n’était pas ma sœur ou la compagne d’Emmett, elle n’atteindrait jamais le dixième, non, le centième de l’attirance que tu exerces sur moi. Pendant presque un siècle, j’ai fréquenté mon espèce et la tienne en croyant que je me suffisais à moi-même, sans me rendre compte de ce que je cherchais. Et sans rien trouver, parce que tu n’étais pas encore née.
— Ça paraît tellement injuste. Moi, je n’ai pas eu à attendre. Pourquoi est-ce si simple, pour moi ?
— Ce n’est pas faux, plaisanta-t-il. Il faudrait vraiment que je te complique un peu les choses.
Il fit passer mes deux mains dans l’une des siennes et, de sa paume libre, caressa mes cheveux.
— Tu n’as qu’à risquer ta vie à chaque seconde passée avec moi, railla-t-il, ce n’est pas grand-chose, n’est-ce pas ? Tu as juste à tourner le dos à ta nature, à ton humanité... c’est si peu payer, bien sûr.
— Très peu. Je ne me sens privée de rien.
— Pas encore.
Et sa voix s’emplit brusquement d’un très ancien chagrin. Je voulus me reculer, regarder son visage, mais il me tenait d’une poigne de fer.
— Que...
Tout à coup, son corps se figea, en alerte. Il me relâcha et disparut. Je faillis tomber à la renverse.
— Couche-toi, siffla-t-il.
Je me précipitai sous ma couette et me tournai sur le flanc, comme quand je dormais. La porte grinça, et Charlie passa la tête pour s’assurer que j’étais bien là. Je respirai de façon égale et appuyée. Une longue minute s’écoula. Je tendais l’oreille, pas très sûre d’avoir entendu le battant se refermer, quand le bras froid d’Edward s’enroula autour de moi, sous les draps. Ses lèvres chatouillèrent mon oreille.
— Tu es une très mauvaise actrice, railla-t-il. Autant te prévenir, cette carrière n’est pas pour toi.
— Quel dommage !
Mon cœur battait à tout rompre. Il se mit à fredonner une mélodie que je ne connaissais pas. On aurait dit une berceuse. Il s’interrompit.
— Veux-tu que je chante pendant que tu t’endors ?
— Ben voyons ! Comme si j’allais réussir à dormir pendant que tu es ici !
— Ce serait loin d’être une première.
— Je ne savais pas !
— Puisque tu ne veux pas dormir... commença-t-il, moqueur.
Je cessai de respirer.
— Oui ?
— Que veux-tu faire ?
— Je n’en sais rien.
— Tiens-moi au courant quand tu auras décidé.
Son haleine fraîche souffla sur mon cou, son nez glissa le long de mon menton, respirant avidement.
— Je croyais que tu étais insensibilisé ?
— Ce n’est pas parce que je résiste au vin que je n’ai pas le droit d’en humer le bouquet. Tu as une odeur très florale, un mélange de lavande et de... freesia. Très appétissant.
— C’est ça. On me le dit tous les jours !
Il rit, puis poussa un soupir.
— J’ai décidé, repris-je. Je veux en savoir plus sur toi.
— Je t’en prie, pose-moi une question.
Je sélectionnai la plus importante de ma nombreuse liste.
— Pourquoi avez-vous choisi ce mode de vie ? Que vous fournissiez autant d’efforts pour combattre votre nature me dépasse. Attention, ça ne signifie pas que j’en suis mécontente, au contraire. Simplement, je ne vois pas pourquoi vous vous embêtez.
Il hésita avant de répondre.
— C’est une bonne question, et tu n’es pas la première à me la poser. Ceux de notre espèce qui sont satisfaits de leur sort s’interrogent aussi. Mais ce n’est pas parce que nous avons été... façonnés selon un certain modèle que nous n’avons pas le droit de désirer nous élever, dépasser les frontières d’un destin qu’aucun de nous n’a voulu, essayer de retenir un maximum de notre humanité perdue.
Je ne réagis pas, à la fois fascinée et un peu effrayée.
— Tu dors ? chuchota-t-il au bout de quelques minutes.
— Non.
— C’est tout ce que tu voulais savoir ?
— Rêve !
— Quoi d’autre, alors ?
— Pourquoi peux-tu lire dans les pensées des autres, toi seulement ? Et Alice prévoir le futur ?
— Nous l’ignorons. Carlisle a une hypothèse... Il croit que tous nous apportons nos caractéristiques humaines les plus fortes dans notre seconde vie, où elles s’amplifient, à l’instar de notre esprit et de nos sens. D’après lui, je dois avoir été très sensible aux gens qui m’entouraient. Et Alice aurait eu un don de prémonition.
— Qu’a-t-il apporté, lui ? Et les autres ?
— Carlisle, sa compassion. Esmé, son aptitude à aimer passionnément, Emmett, sa force, Rosalie, sa... ténacité. À moins que tu appelles ça de l’obstination, précisa-t-il en riant. Jasper est très intéressant. Il était plutôt charismatique, dans sa première vie, capable d’influencer ses proches pour qu’ils voient les choses à sa façon. Aujourd’hui, il arrive à manipuler les émotions des gens alentour. Il calme une pièce de gens en colère par exemple ou, à l’inverse, stimule une foule léthargique. C’est un don très subtil.
Je méditai cette incroyable information pour la digérer. Lui attendit patiemment.
— Où tout a commencé ? demandai-je. Carlisle t’a transformé, mais quelqu’un doit s’être occupé de lui avant ça, et ainsi de suite.
— Et toi, d’où viens-tu ? Évolution ? Création ? Serait-il impossible que nous ayons évolué comme les autres espèces, prédateurs et proies ? Ou si tu doutes que ce monde a surgi de lui-même, ce qu’il m’est difficile d’accepter moi aussi, est-il si dur de croire que la même force qui a créé le délicat ange de mer et le requin, le bébé phoque et la baleine tueuse ait créé nos deux espèces en parallèle ?
— Soyons clairs : je suis le bébé phoque, c’est ça ?
— Oui !
Il rit, et quelque chose frôla mes cheveux – ses lèvres ? J’aurais voulu me tourner vers lui pour le vérifier, mais je devais être sage. Inutile de lui rendre la situation plus ardue.
— Tu es prête à dormir ou tu as d’autres questions ?
— Juste un ou deux millions.
— Nous avons demain, après-demain et tous les jours qui suivront...
Je souris, euphorique rien qu’à l’idée.
— Es-tu certain que tu ne te seras pas évanoui au matin ? Tu es un être mythique, après tout.
— Je ne te quitterai pas.
Sa voix contenait le sceau d’une promesse.
— Juste une dernière, alors...
Puis je rougis. L’obscurité ne me fut d’aucune utilité, car je suis sûre qu’il sentit ma peau s’enflammer.
— Quoi ?
— Oublie. J’ai changé d’avis.
— Bella, tu peux demander ce que tu veux.
Je ne répondis pas.
— Je ne cesse d’espérer que de ne pas lire tes pensées finira par être moins frustrant, gémit-il, mais c’est de pis en pis.
— Je suis bien contente que tu n’y arrives pas. C’est déjà assez pénible que tu m’espionnes quand je divague en dormant.
— S’il te plaît... me supplia-t-il avec des accents si persuasifs, si irrésistibles.
Je secouai la tête.
— Si tu te tais, j’en serai réduit à supposer que c’est encore pire que ça ne l’est. Je t’en prie.
Une fois encore, ces intonations ahurissantes de séduction.
— Eh bien...
— Oui ?
— Tu as dit que Rosalie et Emmett se marieraient bientôt. Est-ce que... ce mariage... représente la même chose que pour les humains ?
Il éclata de rire.
— C’est donc ça que tu as en tête ?
Je me tortillai, gênée.
— Oui, je suppose que c’est équivalent. Encore une fois, la plupart de ces désirs humains sont en nous, seulement cachés par des désirs plus puissants.
— Oh.
— Ta curiosité avait-elle un but précis ?
— Je me demandais juste... à propos de toi et moi... un jour...
Aussitôt, il retrouva son sérieux. Je le sus en sentant son corps se figer. Automatiquement, je cessai de bouger moi aussi.
— Je ne crois pas que ce... que ça serait possible pour nous.
— Parce que... cette intimité serait trop difficile à supporter pour toi ?
— Sans doute. Mais ce n’est pas ce à quoi je pensais. Tu es si douce, si fragile. Je dois sans arrêt veiller à mes actes pour ne pas te faire du mal. Je pourrais te tuer si facilement, Bella, par accident.
Ses paroles n’étaient plus qu’un murmure. Il posa sa paume glacée contre ma joue.
— Si je me précipitais, ou si, le temps d’une seconde, mon attention se relâchait, je pourrais, en touchant ton visage, t’écraser le cerveau par mégarde. Tu ne réalises pas à quel point tu es susceptible d’être brisée. Jamais au grand jamais je n’aurais le droit de perdre le contrôle en ta présence.
Il guetta une réponse. Comme je me taisais, il s’inquiéta.
— Je te fais peur ?
— Non, pas du tout.
Ça parut le soulager.
— Tu as éveillé ma curiosité, avoua-t-il, d’un ton redevenu léger. As-tu déjà...
Il s’interrompit, suggestif.
— Bien sûr que non ! protestai-je en m’empourprant. Je t’ai dit que je n’avais jamais éprouvé ça pour personne, même de loin.
— Je sais. Mais je connais les pensées des autres. L’amour et le désir ne vont pas toujours ensemble.
— Pour moi, si. Enfin, maintenant qu’ils sont entrés dans ma vie, soupirai-je.
— Très bien. Nous avons au moins une chose en commun.
Il sembla satisfait.
— Tes instincts humains... Et zut ! Est-ce que tu me trouves un tout petit peu attirante de ce point de vue-là ?
Il rigola et ébouriffa mes cheveux.
— Je ne suis peut-être pas un humain, mais je suis un homme, m’assura-t-il.
Un bâillement m’échappa.
— J’ai répondu à tes questions. Maintenant, tu devrais dormir.
— Je ne suis pas certaine d’y arriver.
— Tu veux que je m’en aille ?
— Non !
Il étouffa un rire puis se remit à fredonner la même berceuse. Sa voix d’archange envoûtait mes tympans. Plus fatiguée que je ne pensais l’être, épuisée par cette longue journée de tension mentale et émotionnelle, je sombrai dans le sommeil, enlacée par ses bras froids.